Du 5 au 9 décembre 2022, la bibliothèque de Sciences Po Paris a accueilli 12 collègues européens dans le cadre du dispositif Erasmus+ Mobility Staff Week, proposé et financé par la Commission européenne. Ce financement a été complété par celui de la direction des Affaires Internationales (DAI) et de la direction des Ressources et de l’Information Scientifique (DRIS) de Sciences Po.

Treize professionnels académiques[1], principalement personnels de bibliothèques, se sont retrouvés pendant une semaine pour travailler sur la thématique : “Quelle bibliothèque pour l’étudiant européen ? Rôle des bibliothèques universitaires et gamme de services dans les alliances universitaires européennes”[2]. Ils ont été accueillis par trois collègues bibliothécaires de Sciences Po qui ont animé la semaine, et deux collègues présentes pour toutes les questions d’accueil, de logistique et d’organisation. La thématique de la semaine fait référence à l’initiative des alliances universitaires européennes (European Universities Initiative), lancée en 2018 par la Commission européenne qui a permis la création, à ce jour, de 44 alliances universitaires.

De nombreuses candidatures : un sujet qui intéresse !

La publication de la semaine à Sciences Po avait occasionné plusieurs dizaines de candidatures émanant de nombreuses universités. Des critères de sélection basés notamment sur le fait d’appartenir à une alliance, de se préoccuper par des projets actuels ou à venir relatifs aux partenariats inter-université dans les alliances, notamment, ont permis de sélectionner les treize collègues retenus.

Il s’est trouvé que les BU participantes étaient caractérisées par une grande diversité des universités auxquelles elles étaient rattachées mais aussi des bibliothèques elles-mêmes, aussi bien en termes organisationnels (gouvernance, taille des équipes, publics servis, nombre d’étudiants et de chercheurs, volumétrie des fonds) qu’en termes de périmètres disciplinaires (certaines BU sont généralistes alors que d’autres sont spécialisées – musique, sciences médicales, économie, etc.).

La semaine a permis d’alterner des présentations, des discussions et des productions collectives sur le fonctionnement des alliances, leurs missions, leurs ambitions, leurs modalités de gouvernance d’une part, et sur le rôle des bibliothèques à un niveau européen de coopération transfrontalière, ainsi que sur les besoins exprimés par les usagers. Ainsi, au cours d’une demi-journée à travers une approche ludique basée sur l’élaboration de recettes, les participants ont réfléchi aux ingrédients nécessaires pour préparer ou poursuivre le travail dans leur alliance. Une autre a permis de réfléchir à la mutualisation des ressources documentaires :  les enjeux, difficultés et bénéfices d’une politique documentaire partagée et d’un portefeuille collectif de ressources. Présentations des participants et réflexion collective.

Les BU et la gouvernance des projets

La séance de conférences du lundi après-midi consacrée au thème suivant : Better Understanding The Strategies and Challenges of European University Alliances, a permis d’échanger sur le contexte dans lequel s’inscrivent les alliances universitaires. Trois spécialistes ont présenté tour à tour leur point de vue sur la question : Anna-Lena Claeys-Kulik Deputy Director for Policy Coordination & Foresight, European University Association (EUA), Hélène Bouche (Academic and Student Support Coordinator, CIVICA), et Romuald Normand.

R. Normand, professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg, a rappelé les fondations institutionnelles et politiques des alliances, ainsi que ce qui marque, selon lui, la dynamique croissante de globalisation académique, caractérisée par d’importantes logiques marchandes et par une forte mise en compétitivité entre universités, mais aussi entre grandes puissances (Europe, Etats-Unis, Chine…). Dans ce cadre, il a souligné les enjeux et les potentielles difficultés, pour les alliances, à tenir leur principe de « coopétition » (entre coopération et compétition). En effet, un des objectifs de l’espace européen d’éducation (EEE) prôné par l’Union européenne à horizon 2025, est de créer avec un coût relativement peu élevé des universités européennes de rang mondial. Il s’agit d’augmenter la qualité, la performance et l’attractivité internationale de certaines universités, pour assurer la compétitivité de l’ESR européen, en particulier avec des universités de recherche intensive basées sur le « triangle de la connaissance » : éducation-recherche-innovation. Pour conclure son intervention, M. Normand a souligné le fait que la mise en concurrence constitutive d’un marché de la formation en plein essor ne se fait évidemment pas à armes égales, ce qui produit une hiérarchisation fortement discriminante entre établissements (encore plus marquée que par le passé). Dans ce contexte difficile, entre en être ou ne pas en être, les étudiants et étudiantes de Sciences Po ont indéniablement la chance de la première option.

Un manque de lisibilité des projets d’alliances

En amont de la semaine thématique rassemblant les professionnels des bibliothèques, les participants ont été invités à préparer une présentation de leur alliance. En ce sens, une proposition d’éléments d’information pouvant nourrir cette fiche d’identité leur a été transmise[3]. Parmi ces éléments : la genèse de leur alliance, les partenaires, la déclaration d’intention ou profession de foi, les principaux objectifs affichés, les modes de gouvernance et de coopération. Il leur était également demandé de présenter, si possible, les principales difficultés rencontrées à ce stade.

D’une manière générale, les participants ont rencontré quelques difficultés à identifier les acteurs susceptibles de leur apporter de l’information sur leur alliance et a fortiori sur la gouvernance de celle-ci. Ceci a été particulièrement vrai pour les collègues travaillant dans des institutions de grande taille. D’autres ont davantage réussi à se renseigner, dès lors que leur université avait déjà des relations avec un ou plusieurs autres partenaires de leur alliance, avant la constitution de celle-ci.

La lisibilité de la gouvernance de chaque alliance présentée n’est pas encore assurée, pour les participants. Ils n’ont pas eu d’information précise sur sa pérennité au-delà du cadre des projets, son intégration à la gouvernance de chaque université et ce que cela implique pour les bibliothèques. D’autre part, il a été constaté une difficulté à identifier les acteurs siégeant dans les organes de gouvernance de chaque alliance présentée : composition des conseils et comités, par exemple, avec pour conséquence une difficulté à entrer en contact avec ces acteurs, à rendre visible les bibliothèques, et à trouver éventuellement des vecteurs d’émergence de coopération entre bibliothèques partenaires. Des défis communs ont été identifiés comme par exemple l’opportunité de la coopération entre bibliothèques pour pousser l’accès ouvert aux publications de recherche et aux contenus d’enseignement, ou encore l’opportunité d’octroyer un accès unifié entre partenaires à des ressources documentaires.

Une discussion collective a suivi ces présentations et a mis en exergue le mode généralement descendant du pilotage des projets d’alliance, dans lequel les bibliothèques n’ont pas été incluses au départ. Autre aspect problématique : lorsque les bibliothèques sont intégrées au projet d’alliance, elles le sont plutôt en raison de leur expertise dans certains domaines (OpenAccess/science ouverte, publication scientifique, etc.) qu’en tant qu’institutions globalement pertinentes pour la vie académique.

Notons qu’une seule des bibliothèques a été consultée et embarquée dans un projet d’alliance, incarnant une conception plus inclusive du projet, bien que très cadrée par les objectifs et axes opérationnels et fonctionnels déjà entérinés.

Les échanges sur ces divers expériences ont permis de dégager plusieurs besoins communs aux bibliothèques représentées malgré la variété des pays et des cultures d’origine des collègues participants : le besoin de produire et diffuser aux parties prenantes des connaissances sur les réalités des bibliothèques, sur leur rôle central dans la vie des étudiants et des chercheurs (dé-stigmatisation) ; le besoin de regagner une place centrale dans les universités (démarginalisation). En effet, l’ADN commun de bibliothécaires a permis de souligner un fort tropisme orienté usagers (étudiants, enseignants, chercheurs) qui a pour effet vertueux d’inspirer des projets “utiles, utilisables et désirables”[4], en évitant l’approche “outil” qui serait plus dans les gènes des collègues du monde de l’informatique. Une collaboration fructueuse de ces deux mondes professionnels a été débattue lors de la dernière matinée, au moment de la présentation du portail [5] développée au sein de l’alliance CIVICA.

L'étudiant européen : au-delà du modèle unique

Une matinée a permis d’écouter le témoignage de trois étudiantes européennes. Pour nos témoins, le voyage dans les bibliothèques a commencé très tôt. Ces dernières sont qualifiées d’abri ou de refuge par les étudiantes. Une d’entre elles a estimé qu’ils ne seraient pas si nombreux dans l’enseignement supérieur s’ils n’avaient pas eu accès aux bibliothèques, car c’est incontestablement un lieu qui participe à leur réussite, tout le monde n’ayant pas à la maison un endroit tranquille pour étudier, ni forcément un ordinateur ! Une étudiante a dit “Dans la société contemporaine, c’est un des rares lieux où il n’y a aucune attente de consommation ! C’est suffisamment rare pour être souligné !”. Nos jeunes témoins ont convenu qu’ils fréquentent les bibliothèques pour être productifs. Ils y emmènent leurs amis. Ensemble, ils travaillent chacun de leur côté !

Pour ces étudiantes qui sont à un niveau recherche et enseignement supérieur, la numérisation des ressources et l’accessibilité des contenus dématérialisés est très importante pour des raisons pratiques car ce format est beaucoup plus aisé pour citer, copier du texte, insérer des références, etc., tout ce qui aide et facilite le travail de l’apprenti chercheur. Les trois étudiantes distinguent d’une part la bibliothèque physique qui est très importante comme lieu de travail et de vie, et la bibliothèque électronique, un réservoir de ressources, peu importe qui en a négocié l’accès. Elles naviguent d’une bibliothèque en ligne à l’autre sans faire attention à qui a fourni l’accès. Un catalogue européen, s’il était plus fourni que la seule bibliothèque locale, serait en ce sens très utile.

A la suite de ces échanges, le groupe de bibliothécaires européens s’est retrouvé autour d’un exercice de photolangage visant à partager les clichés identifiés sur les bibliothèques et leurs publics. Partout en Europe, les collègues partagent les mêmes constats d’un manque de visibilité du rôle et de l’action des bibliothèques dans leurs universités et de l’importance de mener une action forte de plaidoyer, notamment en s’appuyant sur la parole des usagers !

Les ressources documentaires : un défi pour les bibliothèques

Une autre demi-journée a été consacrée aux ressources documentaires. Ce sujet central émerge comme un véritable défi, souhaitable et inévitable, pour les bibliothécaires participants bien qu’identifié comme un projet pavé d’obstacles légaux, financiers et techniques. L’objet de cette session de travail était donc de construire une compréhension collective des objectifs, des bénéfices et des défis à relever pour parvenir à une mutualisation de ressources documentaires à l’échelle d’une alliance.

 

A travers des réflexions menées en sous-groupes, puis une mise en commun, plusieurs constats ont été faits. En tout premier lieu, le fait que les étudiants et enseignants voudront accéder à toutes les ressources quelle que soit leur institution d’origine. Ensuite, le fait qu’il n’était pas forcément nécessaire de se focaliser uniquement sur des ressources dites “à valeur ajoutée”, c’est-à-dire, fournies par de “grands éditeurs commerciaux”. Ainsi, un travail en profondeur de recensement des ressources numériques disciplinaires en libre accès a été jugé souhaitable pour atteindre un premier niveau de mutualisation. Ce type de travail est vécu comme bénéfique à plusieurs niveaux : une sélection fine et experte de ressources souvent inconnues par la majorité des étudiants, la mise en avant du principe de l’accès ouvert et, de là, la mise à disposition de cette sélection à forte valeur ajoutée pour un public dépassant largement le périmètre de l’alliance.

Un deuxième élément partagé par le groupe était le fait que les ressources ne devaient pas se limiter à celles produites à l’extérieur des universités (ou au sein de leurs Presses, le cas échéant) mais que la mise en valeur patrimoniale était tout aussi importante. Ainsi, une consolidation des archives patrimoniales, gérées bien souvent au sein des entités “bibliothèques” et leur mise à disposition en libre accès, a été jugée comme un projet à forte valeur ajoutée également. En outre, ce type de projet peut donner lieu à la promotion de l’alliance, notamment auprès des publics de proximité de chaque université partenaire, par le biais d’expositions et de médiation, sur place ou dans des espaces publics à l’extérieur des universités.

Enfin, la question de la valorisation des ressources éducatives libres (REL) produites au sein des institutions de l’alliance, et potentiellement diffusables au sein de cette dernière, a longuement été évoquée par plusieurs participants.

L’effet de réseau

Participants en compagnie de Sophie Forcadell, Cécile Touitou, Natalia La Valle torres et Pauline Bougon de la bibliothèque de Sciences Po

Tous les participants et les organisateurs ont convenu que cette semaine Erasmus+ Staff Mobility week s’était très bien déroulée. Ainsi en témoigne un participant lors de l’évaluation conclusive :

“Warm hospitality, I just felt like we know each other for a long time although it was just first time we have met. Icebreakers were great, and aperitif in the bar. All was organized so well that is very hard to point just 3 memories: visits to Sciences Po libraries and Archive, Institut de France, Mazarinaea… Thank you so much on your time and sharing your knowledge and experiences with us.”

 Ce format de rencontre sur 5 jours a démontré encore une fois son intérêt, tant pour la qualité des échanges que pour son utilité dans la construction d’un (mini) réseau professionnel solide. Cela a été permis par la durée des travaux, la variété des modalités de travail, et la possibilité de faire intervenir des invités extérieurs, enseignant, expert européen, collègues de l’institution hôte travaillant en interne et/ou pour l’alliance à laquelle elle appartient.

Les alliances européennes sont désormais une nouvelle dimension que prennent en compte plus de 300 universités en Europe à ce stade de l’avancement de l’initiative de la Commission européenne (European University Initiative). Les bibliothèques y sont embarquées, parfois, dès la phase de planification, parfois après une première phase pilote. Dans tous les cas, plusieurs questions se posent et des choix doivent être opérés pour s’adapter et contribuer au projet d’alliance. Quelle visibilité sur ce programme européen ? Quel financement pérenne ? Quels vecteurs de transformation pour les bibliothèques ? Comment contribuer à la réussite étudiante dans ce nouveau contexte ? Comment surmonter les difficultés liées au mode de financement, de gestion et de gouvernance de ce type de projet ? Pour évoquer ces questions, et d’autres, une initiative de création d’un espace de discussion au niveau national et européen, inter-alliances, est en cours. Toutes les bibliothèques intéressées peuvent prendre contact avec nous !

Texte de Sophie Forcadell, Natalia La Valle Torres, et Cécile Touitou – Bibliothèque de Sciences Po

Crédit photo: Caroline Maufroid – Sciences Po

[1] Liste des universités représentées pendant la semaine Erasmus+ et leur alliance d’appartenance :

  1. Nantes Université – France / The European University for Well-Being, EUniWell
  2. Technical University Munich – Germany / EuroTeQ Engineering University
  3. University of Zagreb – Croatia / The new European University of Post-Industrial Cities (UNIC).
  4. University of Szeged Klebelsberg – Hungary / The European University for Global Health (EUGLOH)
  5. Tampere University Library – Finland / The European Consortium of Innovative Universities – ECIU
  6. Universitat Politècnica de València – Spain / ENHANCE Alliance, European Universities of Technology Alliance
  7. Semmelweis University – Hungary / The European University for Well-Being, EUniWell
  8. European University Institute – Italy / CIVICA – The European University of Social Sciences
  9. Sciences Po Paris – France / CIVICA – The European University of Social Sciences
  10. Mozarteum University Salzburg – Austria
  11. University of Rijeka Library – Croatia / YUFE -Young Universities for the Future of Europe
  12. University of Economics – Slovak Republic
  13. University of Dresden – Germany

[2] L’intitulé  original déposé sur la plateforme eMotion était “Which Library For The European Student? Role of Academic Libraries and Range of Services in European University Alliances”. On trouvera l’annonce ici : http://staffmobility.eu/staffweek/libraries-european-universities

[3] Ces éléments se basent sur une étude menée par Antonin Charret et Maia Chankseliani et ayant donné lieu à un article scientifique publié en 2022.

[4] Voir https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/68252-utile-utilisable-desirable.pdf

[5] https://my.civica.eu/fr/login

recevez tous les mois les dernières nouvelles de l'adbu !

  • Ce champ n’est utilisé qu’à des fins de validation et devrait rester inchangé.