NOUVELLES STRUCTURES

On a peine à imaginer, en effet, quel séisme a représenté le décret de 1970 pour les BU d’alors. Elles deviennent des services créés par les universités ; leurs moyens en postes et en subventions transitent par l’université de rattachement ; le directeur n’est « que » le délégué du président ; les conseils de bibliothèque, où les représentants élus des universités sont à parité avec ceux du personnel de bibliothèque, introduisent le principe de la « division des pouvoirs », de règle dans les universités mais assez ignorée jusque-là dans les BU : le conseil a le pouvoir budgétaire, celui de se prononcer sur les règles de fonctionnement de la bibliothèque, de créer des commissions scientifiques et d’être consulté sur la nomination du directeur. Ainsi, les utilisateurs étudiants, enseignants et chercheurs ont désormais le pouvoir de faire entendre leur voix, et le service de la bibliothèque n’est plus « l’affaire d’une corporation jalouse de ses prérogatives ».

Journal Officiel de la République Française du 18 décembre 1970
Crédits : UPPA

Cette situation nouvelle portait en germe le risque de conflits inédits et multiples, que ce soit avec le président de l’université, avec le conseil de la bibliothèque, ou même entre élus universitaires et élus du personnel « au cas où les premiers voudraient promouvoir une politique documentaire qui heurterait les habitudes des seconds ». Le risque apparaît même au niveau national, puisque les différents acteurs dépendent de deux directions différentes du ministère de l’Éducation nationale : les universités et leurs présidents dépendent de la Direction des enseignements supérieurs, les directeurs et les personnels de bibliothèque de la Direction des bibliothèques et de la lecture publique (DBLP) : « L’ambiguïté relevée à propos de la division des pouvoirs entre conseil et directeur de BU prend ici une autre dimension qu’on ne peut ignorer, surtout à la veille de la nomination d’un secrétaire d’État aux Universités qui n’aura peut-être plus autorité sur le directeur de la DBLP. »

UNE AMICALE

C’est sur ces questions essentielles, curieusement qualifiées d’administratives par les documents de l’époque, que les directeurs de BU éprouvent le besoin de se regrouper, d’échanger et d’agir ensemble : « L’association a pour objet de défendre les points de vue de ses membres, concernant les responsabilités qui leur sont confiées et les moyens nécessaires pour les exercer » (article 5 des statuts de 1971). En octobre 1971, l’Amicale décide de s’ouvrir aux responsables de section afin de permettre un « examen plus pragmatique » des questions soulevées, qui concernent l’ensemble de l’activité des BU : prêt interbibliothèques, traitement des thèses, catalogues collectifs, etc.

Les interrogations sur la position de l’ADBU par rapport aux autres instances associatives, syndicales ou administratives sont présentes dès la naissance de l’association, mais pour convenir qu’aucune d’entre elles ne couvre complètement l’éventail des problèmes inhérents aux BU. Avec l’ABF notamment, les relations sont importantes et fructueuses, les deux associations se retrouvant souvent côte à côte dans des groupes de travail constitués d’un commun accord ou lors de consultations par le ministère – et peut-être facilitées par le fait que certains collègues enchaînent responsabilités au conseil d’administration de l’ADBU et à la section BU de l’ABF. Par ailleurs, il est de règle que les présidents de toutes les associations professionnelles soient invités à participer à la séance officielle du samedi matin lors du congrès de l’ADBU.

CRISE DES MOYENS

Pour les bibliothèques universitaires, outre la déstabilisation introduite par le décret de décembre 1970, la décennie se caractérise par une crise en termes de moyens inédite par son ampleur et sa durée : les dotations budgétaires sont d’année en année plus mauvaises, les postes sont redéployés puis carrément supprimés, les désabonnements aux revues se comptent par milliers. C’est l’époque du Livre noir des bibliothèques universitaires, édité par l’ABF (1973) ; l’ADBU publie presque chaque année un rapport sur les conséquences de la crise des moyens sur l’activité des bibliothèques. De manière assez dramatique, les deux événements sans lien au départ – l’application du décret et la récession – se conjuguent et aboutissent dans les esprits à faire porter la responsabilité de leur mauvais fonctionnement aux bibliothèques elles-mêmes.

Les présidents d’université, invités par les nouveaux textes à s’intéresser à leurs bibliothèques, « découvrent » leurs difficultés et leurs insuffisances. Les présidents de conseil de bibliothèque, qui se sont de leur côté également organisés en association, sont partagés entre souci de coopérer et tentation de prendre plus de pouvoir que ce que leur donnent les textes.

Les directeurs de BU mesurent en permanence la difficulté de mettre en œuvre le décret pour ce qui concerne les relations avec les bibliothèques d’UER qui, dans certaines universités, ont un budget bien supérieur au leur. Le ministère, enfin, se signale par son manque de soutien, que ce soit en favorisant ouvertement la Bibliothèque nationale au détriment des BU dans ses arbitrages budgétaires, ou bien en déniant que la crise des bibliothèques universitaires ait une origine financière et en l’imputant à des défauts « de structure », qu’il faudra encore « réformer».

Ce qui frappe pourtant, au moins dans les textes, c’est la volonté des directeurs de BU de mettre en œuvre les nouvelles orientations, et leur capacité à s’investir dans la réflexion sur de nouveaux modes d’organisation. En 1974, l’ADBU et l’ABF mettent en place une commission conjointe en vue de faire au secrétariat d’État aux Universités des propositions sur l’organisation des BU. Une nouvelle fois, le travail associatif débouche sur une intense production de documents sur les finalités des BU, les modes possibles d’organisation de la documentation, les outils pour une meilleure cohérence (alors que les catalogues collectifs et les traitements informatiques n’en étaient qu’à leurs premiers balbutiements !), la nécessaire articulation entre le niveau local et le niveau national…

Les documents produits ont nourri les débats du colloque de Gif-sur-Yvette (avril 1975) qui réunit directeurs de BU, présidents de conseil de bibliothèque et certains présidents d’université sous les auspices du secrétariat d’État aux Universités. Les conclusions de ce colloque – renforcer la cohérence entre les différentes bibliothèques des universités, développer les catalogues collectifs, former les personnels des bibliothèques d’UER – pourraient encore servir d’objectifs à des SCD aujourd’hui…

L’UNITÉ DU MÉTIER ?

Comme les autres associations professionnelles, l’ADBU a réagi à la suppression de la DBLP. Mais, peut-être à cause de sa plus grande proximité avec le ministère, et derrière une affirmation de principe de défense « de l’unité de notre profession », la position est plus nuancée. Tout d’abord, les critiques à l’égard de la DBLP ne manquent pas : l’ADBU demande notamment qu’il soit mis fin au cumul des fonctions entre administrateur de la Bibliothèque nationale et directeur des bibliothèques ; elle exprime également le vœu « d’un rajeunissement et une rénovation de la Direction des bibliothèques ». L’expérience récente de bonnes relations avec le secrétariat d’État aux Universités met en relief, par contraste, le manque d’écoute de la DBLP vis-à-vis des BU. La suppression de la DBLP n’apparaîtra donc pas comme une catastrophe si elle est remplacée par une direction ministérielle qui comprenne « la formation professionnelle, la gestion du personnel, les commissions paritaires, le réseau documentaire et, bien entendu, le rôle de l’Inspection générale ».

Deux ans plus tard, au congrès de Tours, le président de l’ADBU, tout en redisant le souhait de la profession de revoir l’unité de la Direction des bibliothèques, tirait un bilan finalement positif de l’éclatement : au sein du nouveau Service des bibliothèques, les divisions de gestion (finances et personnel) se sont étoffées ; d’autres ont été créées : un bureau de la formation professionnelle et deux divisions (études et information, coopération et automatisation) ; les préoccupations de gestion des directeurs de BU trouvent un écho au ministère « pour la première fois ».

La critique voilée de l’ancienne DBLP, les relations meilleures avec le Service des bibliothèques – qui connaîtront pourtant des périodes de crise – sont sans doute la marque d’une plus grande importance donnée aux préoccupations professionnelles immédiates des bibliothèques universitaires, l’unité du métier relevant davantage de l’incantation. De fait, la seconde moitié des années 1970 est caractérisée par le début du développement technologique des BU : premiers catalogues informatisés, premiers terminaux d’interrogation des banques de données.

Au tout début des années 1980, l’un des débats au sein de l’ADBU porte sur les conditions de « passage » possible des personnels de la lecture publique aux bibliothèques universitaires ; l’accord se fait sur le constat que ce passage est impossible sans une formation professionnelle complémentaire au préalable. Pour atténuer peut-être la rudesse du propos, il est également souligné que cette formation s’impose aussi en cas de changement entre sections de BU de disciplines différentes. Il n’empêche : l’unité du métier est bien mise à mal…

QUELLE(S) TUTELLE(S) ?

À la longévité de la DBLP, succède pour les bibliothèques universitaires une période de turbulences en matière de tutelle ministérielle : dès 1978, des craintes se font jour d’une suppression du Service des bibliothèques, qui trouvent un vif écho chez les directeurs de BU. Puis on trouve la création de l’AUDIST (Agence universitaire de diffusion de l’information scientifique et technique), sa fusion avec le service des bibliothèques pour donner la DBMIST (Direction des bibliothèques, des musées et de l’information scientifique et technique), enfin les avatars de cette dernière jusqu’à devenir simple sous-direction de plusieurs directions ministérielles successives… Ces évolutions reflètent à la fois le rôle moteur déterminant du ministère en matière de modernisation des BU, mais aussi la difficulté croissante de l’équilibre à tenir entre politique documentaire nationale et autonomie des universités.

Les relations des directeurs de BU avec leurs autorités de tutelle, ainsi que celles de l’ADBU au niveau collectif, ont suivi une évolution symétrique : jusqu’en 1970, bien qu’étant physiquement au sein des universités, les directeurs de BU dépendaient directement du ministre, c’est-à-dire de la DBLP et du recteur de l’académie. La reconnaissance du président de l’université comme autorité de tutelle première a été très lente, et pendant longtemps en concurrence avec un attachement très fort à la direction ministérielle.

De même, le ministère a longtemps constitué pour l’ADBU l’interlocuteur quasi exclusif, au point de considérer le congrès de l’association en septembre comme le deuxième rendez-vous de l’année entre directeurs et direction ministérielle, après la réunion annuelle convoquée à Paris en janvier. Dès 1987 pourtant, un des groupes de travail de l’association, la Commission de la vie universitaire6, indiquait en conclusion de son rapport annuel le souhait répété de ses membres que l’ADBU ait des contacts réguliers avec la Conférence des présidents d’université. Il a fallu près de dix ans pour que ce vœu devienne réalité, et plusieurs années encore pour que ce nouveau type de relations apparaisse comme à la fois naturel et indispensable.

Par Marie-Dominique Heusse – Article paru initialement dans #BBF5, 2005
Marie-Dominique Heusse a été présidente de l’ADBU de septembre 2004 à septembre 2008