En 2020 puis 2021, les bibliothèques universitaires françaises sont confrontées pendant la crise sanitaire à des obligations de restriction des accès aux espaces de travail et à des changements fréquents des modalités de fonctionnement de leurs services. Elles s’interrogent sur les besoins des étudiants qui utilisent habituellement leurs ressources, leurs services et leurs espaces ainsi que sur les pratiques documentaires en période de confinement ou de couvre-feu. La commission Évaluation et pilotage de l’ADBU entame alors une réflexion sur les moyens de connaître les usages des communautés universitaires en matière de documentation et plusieurs enquêtes maison sont conçues par différents établissements. Au moment où les enseignements sont proposés en distanciel, où l’accès aux campus est interdit ou fortement limité, les bibliothèques universitaires restent en partie ouvertes et les étudiants continuent à fréquenter leurs espaces dans la limite des nouvelles règles sanitaires. Qui sont-ils ? Que viennent-ils chercher à la bibliothèque, en cette période ? Comment l’utilisent-ils ? Et ceux qui ne sont pas là, qui ont soudain disparu des établissements pour retourner dans leur famille ou leur logement éloigné des campus, utilisent-ils les ressources mises à leur disposition en accès distant ? Les bibliothèques qui ont lancé ces enquêtes entre juin 2020 et mars 2021 ressentent le besoin d’interroger leurs usagers sur leurs pratiques pour garder le contact ou pour adapter au mieux leur offre aux conditions vécues. Mais le besoin ressenti de lancer des enquêtes montre aussi les interrogations des institutions sur leur rôle et le sens de leur action. Dans une période de restriction qui s’installe dans le temps, avec des modalités d’accès dégradées, une partie du personnel en télétravail, des usagers présents de manière sporadique, que peuvent faire les bibliothèques ? Quels sont leurs services les plus ordinaires en temps normal et qui manquent le plus aux usagers en période troublée ? Le sentiment d’évidence est bousculé, ce qui était simple et invisible devient inaccessible et le manque apparaît. Se questionner sur ses propres actions, sur les besoins immédiats et les services à développer à l’avenir est un réflexe partagé par de nombreuses structures documentaires.
Dans ce contexte, les bibliothèques universitaires de Caen, Rouen et Le Havre ont proposé un questionnaire en ligne commun en novembre et décembre 2020 afin de pouvoir comparer leurs résultats. Science Po Paris lançait deux enquêtes, une en juin et une en novembre, sur les usages documentaires pendant la fermeture puis la réouverture de la bibliothèque. Le SCD de Lyon 3, les bibliothèques de l’Université de Paris, de la Sorbonne, de Toulouse, de l’Université de Lorraine et bien d’autres proposaient, de fin 2020 à début 2021, le même type d’enquête. Ces établissements sont divers de par leur taille, leur spécialisation disciplinaire, leur localisation géographique et les questionnaires conçus en interne ne reprennent pas exactement les mêmes formulations. Ces différents éléments ne permettent pas de proposer une synthèse complète sans risque d’amalgamer des résultats qui ne sont pas totalement comparables. Cependant, la même intention de départ apparaît et les bibliothèques poursuivent à ce moment-là peu ou prou le même objectif : s’interroger sur leur action, interroger les motivations de leur public, créer du lien, retrouver un sens. Le partage des méthodes initiées ici ou là a été fructueux et a permis de reprendre des idées ou d’en adopter d’autres.
Les thématiques suivantes ont été le plus souvent interrogées :
- Le niveau d’équipement des usagers et leur niveau d’accès à une connexion Internet,
- Les principales raisons de leur fréquentation des bibliothèques pendant les périodes de confinement ou couvre-feu,
- Leurs besoins et les manques qu’ils ont ressentis,
- Leur utilisation des ressources électroniques,
- Les moyens utilisés pour être informés des modalités d’accès à la documentation de leur bibliothèque.
Cette présentation étudie les questions et les résultats de 8 établissements dont le total des répondants s’élève à 12819 usagers, principalement étudiants.
1 – Le niveau d’équipement des étudiants
Les bibliothèques étudiées ici ont toutes la possibilité de donner un accès distant à leurs collections numériques, ce qui permet de rendre accessible 24h/24 et 7j/7 des millions de documents malgré la fermeture ou la limitation d’accès aux bibliothèques physiques. La question de la connexion à Internet et de l’usage d’un équipement informatique de qualité en dehors des locaux académiques devient alors fondamentale. Qu’utilisent les étudiants : ordinateur portable, smartphone, PC fixe, tablette ? Disposent-ils d’un accès suffisant à Internet en débit et en temps, notamment pour suivre leurs cours en visio et utiliser les ressources numériques à leur disposition ?
Les résultats des universités de Caen, Rouen, Le Havre et Lyon 3 montrent, parmi les répondants, un niveau d’équipement principalement en PC portable et smartphone, équipement mobile avec des écrans de taille limitée. Si la connexion internet est jugée suffisante par 91% des Rouennais, seuls 60% la jugent bonne au Havre (30% moyenne), 65% à Caen (31% moyenne) et 24% la considèrent comme mauvaise à Lyon. Pour l’université de Paris, 17% déclarent avoir une mauvaise connexion comme 15% des usagers de Toulouse. Les inégalités sont patentes avec des différences notables dans les capacités à accéder à un réseau : accès wifi éventuellement partagé entre plusieurs personnes d’un même foyer, 4G parfois limitée en données, absence de connexion…
Les bibliothèques qui disposaient d’un service de prêt d’ordinateurs portables au semestre ou à la journée ont été très sollicitées pour accroître les possibilités d’emprunt de ce type de matériel. Le prêt de clés 4G a été extrêmement apprécié à Lyon3. Un équipement informatique de qualité sur des écrans adaptés au travail universitaire et un accès satisfaisant à la Toile restent des préalables indispensables à la poursuite d’étude. Pourtant, de nombreux étudiants ont des difficultés à s’équiper et ce point ne doit pas être négligé par les institutions ; celles-ci ont investi dans l’achat de matériel informatique à destination des étudiants et se sont souvent trouvées dépassées par la demande dont elles n’avaient pas anticipé l’ampleur. L’Université Polytechnique Hauts-de-France a mis à disposition 200 PC en prêt à domicile à partir de septembre 2020 et en a racheté 70 dans les mois qui ont suivi. Les bibliothèques gardent un rôle central dans l’accès physique aux outils numériques. Ce point mériterait d’être lié à des informations plus larges sur les conditions de vie des étudiants : boursier, étudiant étranger, éloignement familial, colocation, étudiant salarié…
De quoi auriez-vous besoin ?
« Une connexion internet stable et un ordinateur qui supporte plusieurs heures de travail sans devoir l’éteindre pour qu’il refroidisse » étudiant en licence Université Le Havre, enquête novembre 2020.
« Merci pour le prêt d’ordinateur, ça a sauvé mon année » étudiant, bibliothèque universitaire Lyon3, enquête février/mars 2021.
2 – La bibliothèque hors les murs : l’usage des ressources électroniques
Si la période de confinement puis les modalités restreintes d’accès ont favorisé la promotion des ressources électroniques et de l’accès à distance, les usagers tendent plutôt à montrer une méconnaissance de ces ressources ou tout au moins une difficulté à y accéder. A Rouen, Caen ou Le Havre, les réponses les plus fréquentes sont : « je n’ai pas besoin de ces ressources », « je ne sais pas les utiliser » ou « je ne sais pas ce que c’est ». 46% des usagers à Toulouse ont des difficultés à obtenir des résultats et les usagers de Sciences Po Paris déclarent eux aussi des difficultés pour utiliser les ressources en ligne. Une part non négligeable des usagers des bibliothèques ne connaissent pas bien l’offre de services et les modalités d’accès aux collections numériques. Ces réponses incitent les bibliothécaires à se questionner de nouveau sur les résultats des formations dispensées et sur les outils de communication utilisés. Au Havre comme à Lyon 3, les usagers demandent des tutoriels pour utiliser les catalogues. Ils connaissent mal les services numériques : compte lecteur et réservations de livres. Ils butent surtout lors de leurs tentatives pour trouver des ressources en ligne pertinentes.
« Les ressources numériques sont énormes. Un peu caverne d’Alibaba, il faut savoir ce qu’on veut avant de le chercher » Etudiant en première année, Sciences Po Paris, enquête juin 2020.
« J’ai besoin d’une aide pour consulter les ressources électroniques » » étudiant en licence, Bibliothèque universitaire du Havre, enquête novembre 2020.
« À la question “Quel usage faites-vous de la documentation en ligne proposée par la BU ?”, j’aurais souhaité exprimer que je sais, par exemple, que des abonnements aux périodiques en ligne existent mais j’ai des difficultés à retrouver la façon de m’y connecter pour en profiter » étudiant, bibliothèque universitaire de Caen, enquête septembre 2020.
3 – Les principales raisons de leur fréquentation des bibliothèques
Travailler ou réviser au calme, dans un endroit propice à l’étude est la raison qui revient le plus souvent dans les premiers résultats. Viennent ensuite l’emprunt de documents, la sociabilité, le wifi et les services d’impression et de photocopies.
La bibliothèque comme lieu et cadre d’étude est spontanément citée dans les commentaires libres et associée à l’idée de motivation et de concentration. La venue des usagers principalement étudiants était liée à ce besoin de trouver un endroit confortable et structurant pour travailler. Même si les salles de travail en groupe n’étaient pas accessibles dans de nombreuses bibliothèques, le simple fait de pouvoir côtoyer d’autres étudiants dans des salles de lecture conçues pour l’étude était un élément déterminant pour justifier le déplacement des étudiants vers les bibliothèques.
Travailler au calme est la première réponse pour les usagers de Caen, Rouen, Le Havre, Lyon 3, Université de Paris, Sorbonne, et Toulouse. Pour Sciences Po, ce sont les doctorants qui expriment la plus grande difficulté à trouver un endroit calme pour travailler (42,9% des doctorants contre seulement 19,2% des licences).
La bibliothèque de Lyon 3 a ainsi entamé une réflexion sur les espaces de travail, en considérant la demande de places individuelles de travail (carrel) avec l’autorisation de parler : intervenir dans un cours, discuter en visio avec un groupe d’étudiants. La bibliothèque universitaire du Havre a regroupé dans son hall d’accueil les canapés individuels acoustiques pour les mêmes raisons : permettre aux étudiants de bénéficier d’un emplacement individuel avec la possibilité de parler : téléphone, réunion en visio, cours, etc. Les espaces de la bibliothèque qui permettent les échanges sont conçus principalement comme des espaces collectifs. Les restrictions sanitaires dans l’enseignement supérieur ont montré l’importance des espaces qui prennent en compte les nécessités d’une sociabilité virtuelle. Pour Rouen, 20% des répondants à l’enquête sont venus à la bibliothèque pour la première fois : ils ont découvert la BU pendant le confinement.
« Principalement le cadre studieux de la bibliothèque, avec des horaires pour travailler le soir, mais aussi l’emprunt des livres ainsi que les interactions avec les autres étudiants » Master quatrième année, Sciences Po Paris, enquête juin 2020.
« Merci d’être aussi à l’écoute et de nous donner accès à un endroit apaisant et calme pour travailler » Etudiant, Sorbonne Nouvelle, bibliothèque Censier, enquête novembre 2020.
« un espace calme qui motive pour travailler comme la BU » étudiant en licence, Bibliothèque universitaire du Havre , enquête novembre 2020.
« que la Bu reste ouverte, c’est le seul échappatoire des étudiants pour sortir de leur petit appartement en temps de confinement » étudiant, bibliothèque universitaire Lyon3, enquête février/mars 2021.
4 – Ce qui leur a le plus manqué
En fonction des bibliothèques et des questionnaires, plusieurs propositions étaient données à choisir ou ont été proposées par les étudiants :
Les salles de travail en groupes |
Les espaces de travail |
Des horaires élargis |
L’accès aux collections
Un équipement informatique |
Le calme / l’ambiance de travail |
Aucune attente |
L’accès aux services |
Un soutien pédagogique |
Les résultats diffèrent en partie sur cette question qui a permis aux étudiants de laisser des commentaires libres. Pour les répondants de la bibliothèque de Sciences Po (39,6% en bachelor (Licence) ; 51,5% en masters, et 4,2% doctorants), c’est une fois encore le calme et l’environnement de travail qui ont le plus manqué. Pour Lyon 3, Rouen et Toulouse, les horaires d’ouverture restreints sont source de déception. Ouvrir plus reste une revendication importante pour les sites documentaires situés dans le centre des grandes villes. Pour l’université du Havre, les étudiants regrettent principalement les salles de travail en groupe alors que ceux de Caen ou de Sorbonne Nouvelle souhaiteraient retrouver l’accès direct aux collections. Les résultats n’ont pas permis d’analyser cette question par niveau d’étude des répondants, soit par manque de réponse de certaines catégories d’usagers, soit par l’absence de segmentation dans les questionnaires.
Les réponses des différents questionnaires semblent positionner la bibliothèque physique comme un lieu structurant pour les étudiants. Plus qu’un service documentaire, la bibliothèque dans ses murs est associée à l’idée de calme, de motivation, de cadre propice à l’étude et la sociabilité.
« Merci d’être ouverts, un réel plaisir de venir » Etudiant, Sorbonne Nouvelle, bibliothèque Censier, enquête novembre 2020.
« Pouvoir travailler en groupe, revoir les élèves de mon TD et créer une routine de travail dans une salle de la BU » étudiant en licence, bibliothèque universitaire du Havre, enquête novembre 2020.
« L’ouverture à des horaires plus larges serait un vrai plus » étudiant en licence, bibliothèque universitaire du Havre, enquête novembre 2020.
« C’est vraiment très important pour moi que les BU soient restées ouvertes, du lundi au dimanche, pendant le confinement. Cela est vraiment essentiel pour mes conditions de travail et de réussite ». étudiant, bibliothèque universitaire de Caen, enquête septembre 2020.
5 – Les moyens utilisés pour se tenir informés des services et des actualités
Pour Toulouse, Le Havre, Caen, Sciences Po Paris, Lyon 3, le principal outil d’information sur les services de la bibliothèque est le site web. Pour Rouen, les enseignants jouent un rôle crucial de prescripteur quand les usagers de la Sorbonne attendent de lire les informations sur leur messagerie. Les réseaux sociaux viennent finalement après les principales sources d’informations académiques et institutionnelles. Si de nombreuses bibliothèques qui ont investi dans des stratégies de communication de proximité par les réseaux sociaux ont pu connaître une déception (les réseaux sociaux sont souvent cités au-delà du 3ème choix par ordre de préférence), les restrictions sanitaires et leurs conséquences ont poussé vraisemblablement le public vers les sites web des universités ou leur environnement numérique de travail où la diffusion d’informations était régulière. Devant les difficultés ressenties et les besoins d’informations fiables, les usagers se tournent vers les canaux de médiation institutionnels dont le positionnement retrouve en communication de crise toute sa légitimité. Cependant, les campagnes de sensibilisation et de promotion des services de la bibliothèque via les réseaux n’ont, semble-t-il, pas suffi à orienter les usagers vers les ressources en ligne des bibliothèques.
Les enquêtes lancées auprès du public pendant les périodes de restrictions sanitaires ont toutes eu vocation à comprendre les besoins des usagers et ce qui leur manquaient le plus afin de mesurer quels services devaient être mis en avant à l’avenir. L’expérience par le vide d’un établissement fermé qui maintient son existence en ligne tend à montrer l’importance que revêt pour les étudiants le solide, le physique, la structure, le cadre, l’ambiance, l’impalpable plus-value d’une structure documentaire ouverte comme lieu matérialisé, complément indispensable voire vital de sa déclinaison virtuelle. De plus, la bibliothèque est restée longtemps le seul lieu universitaire ouvert au cœur de campus fermés, le seul endroit qui permettait de garder le contact avec d’autres étudiants, le seul mentionné dans les autorisations de déplacement. Est-ce que la crise sanitaire et le confinement ont accentué la sensation de manque des usagers, et du public en général, vers des lieux qui recueillent de manière traditionnelle un sentiment d’estime ? Est-ce que les témoignages de reconnaissance et de manque doivent être pondérés par le fait qu’en période d’isolement, toutes les habitudes de sociabilité et de vie paraissent plus douces ? Le risque de biais affectif nous oblige à pondérer les témoignages les plus élogieux. Néanmoins, sur ce panel de plus de 12 000 étudiants interrogés, les tendances spontanées montrent une reconnaissance et une estime pour le lieu et son personnel qui se manifestent par des remerciements pour les structures documentaires qui ouvrent, même dans des conditions dégradées : ce sont des témoignages de soutien mais également une indulgence qui ne se manifeste pas autant pour l’institution universitaire en général. Ces enquêtes ont permis de sensibiliser le personnel aux besoins de son public et de lui montrer et démontrer le sens de son action. Le défi pour les bibliothèques sera maintenant de tirer profit de ces conclusions pour construire des actions et pour adapter encore ses services.
« Je rends hommage aux personnels de la BU qui sont disponibles malgré les difficultés » étudiant en licence, bibliothèque universitaire du Havre, enquête novembre 2020.
« Merci pour votre mobilité pendant le confinement. Les échanges sont bien souvent réactifs et le système d’emprunt est très simple » » Etudiant, Sorbonne Nouvelle, bibliothèque Censier, enquête novembre 2020.
« Encore merci d’avoir ouvert malgré ce confinement, de nous avoir accueillis (toujours avec le sourire) pendant cette période qui entraînait à la démotivation. Votre présence m’a permis d’avoir une continuité pédagogique dans les meilleures conditions possibles, ce que je n’aurais réussi à avoir chez moi. Merci. » étudiant, bibliothèque universitaire de Caen, enquête septembre 2020.
Article d’Isabelle Bizos, Directrice adjointe SCD Université Le Havre Normandie,
Christelle Quillet, directrice adjointe du SCD, Université Rouen Normandie